La lassitude des études (survey fatigue) est un fait établi, la baisse des taux de retour des questionnaires de satisfaction en est la conséquence. Les entreprises peuvent se poser la question que je formule aujourd’hui : et si les clients ne vous parlaient plus ?
La survey fatigue, ou lassitude des études, nouveau fléau de la voix du client
Il y a un an, dans mon exercice de tendances pour l’année 2023 je parlais du client fatigué, un état d’esprit dominant en France à cette époque, un sujet persistant encore aujourd’hui qui se manifeste de différentes façons, de la fatigue informationnelle à la zoom fatigue, en passant par la survey fatigue. Dans mon article, je rappelais ce résultat d’étude : « La lassitude des études cause 67% des abandons de questionnaires » (Source : Customer Thermometer’s survey User Pilot).
Hubspot a réalisé une étude dont il ressort que les principales raisons pour lesquelles les gens ont déclaré avoir abandonné avant d’avoir terminé un questionnaire sont :
- Trop de questions (23%). Hubspot ajoute que 15% des répondants abandonnent le questionnaire si celui-ci dure plus de 3 minutes.
- Pas motivés à répondre aux questions sur le(s) sujet(s) de l’enquête (11 %).
- Pas sûr de l’impact qu’auraient les réponses au sondage (9 %).
- Les questions les obligeaient à réfléchir trop profondément (8 %).
- Navigation ou interface demandent trop d’effort (7%)
Hubspot nous éclaire sur l’abandon, mais BVA Xsight en France a posé une question sensiblement différente qui est la suivante : « Pour quelle raison n’avez-vous pas répondu à une enquête de satisfaction ? ». Voici les réponses :
- C’est trop long (15%)
- Vous n’êtes pas intéressé (15%)
- Vous recevez trop de sollicitations (13%)
- C’est inutile, votre réponse ne sera pas prise en compte par la marque (11%)
- C’est trop fastidieux (7%)
- Vous ne lisez pas vos e-mails (3%)
C’est indéniable, il y a une forme de lassitude des études. On sait par ailleurs comment simplement améliorer l’expérience de l’étude et favoriser la collecte du feedback client :
- Adopter les meilleurs standards de questionnaires pour réduire l’effort du client, et notamment via une enquête courte -nombre de questions et temps de réponse-, simple, attractive, facile à remplir sur un écran de téléphone…
- Harmoniser les sollicitations des clients. Il arrive dans certaines entreprises que les clients soient sollicités par différents départements de l’entreprise, ce qui nuit au taux de retour in fine et peut potentiellement avoir des effets sur l’image de votre entreprise aux yeux du client.
Etudier soigneusement la fréquence de sollicitation. Une des causes de la « survey fatigue » est le fait pour un client de recevoir trop de sollicitations. La réponse à cette question n’est pas simple, mais avec du bon sens on peut déterminer une fréquence acceptable en se basant sur la fréquence d’achat ou d’interaction du client avec l’entreprise. Si vous voulez interroger vos clients profondément sur leur expérience complète, ne le faites que quelques fois par an. Si vous voulez assurer un monitoring de la satisfaction en temps réel, avec une enquête après chaque interaction ou achat, alors, soyez simple ! - Poser les bonnes questions au bon moment, veiller à la pertinence des enquêtes. Même si le NPS nous fait penser au « one size fits all » (une taille unique pour tous), il n’existe pas d’indicateur universel. J’adore le NPS, sa simplicité et sa force (relire mon billet Forces et faiblesses du NPS), mais ce n’est pas le seul KPI de la relation client. Tout d’abord, il est préférable de se concentrer sur des moments clés (ou moments de vérité) de la relation, des points de contact sur lesquels vous voulez vous améliorer ou maintenir un bon niveau d’expérience. Vous découvrez alors que les sollicitations et types de mesure peuvent varier (on peut mesurer la satisfaction de l’accueil en point de vente et le CES Customer Effort Score pour une demande administrative).
Le mutisme du client, phénomène inquiétant
Venons au cœur du propos de ce billet et à la question que je pose : et si les clients ne vous parlaient plus ?
L’Observatoire des services client BVA Xsight publié en novembre dernier a interrogé un panel de clients européens sur le partage de leur expérience dont il ressort pour les Français que 56% d’entre eux ont parlé de leur expérience avec un service client autour d’eux ou via les réseaux sociaux. Celle-ci est négative à hauteur de 16% (le plus faible taux parmi les 5 pays d’Europe), et positive à hauteur de 39%, un chiffre pour tordre le cou à cette image persistante des Français râleurs (je dis ça en passant).
Pour ce qui est du partage de cette expérience, il y a les canaux invisibles pour la marque et au premier rang desquels « la discussion avec des proches, des amis, des collègues » qui pèse pour 44% du partage.
Les canaux accessibles aux entreprises représentent 47% au total, et dans le détail :
- Sur le site de la marque concernée (16%)
- Sur un site d’avis en ligne (15%)
- Via les réseaux sociaux (13%)
- Sur un blog (3%)
Une opinion de client sur deux n’est pas audible par la marque, c’est ce qu’on peut conclure de ces éléments.
Quelle est l’évolution de ces chiffres sur plusieurs années ? J’ai trouvé la réponse dans la dernière édition du Rapport sur les tendances de la consommation 2024 de Qualtrics (28 000 consommateurs interrogés dans 26 pays). Une des quatre tendances est formulée de la sorte « Les consommateurs ne s’expriment plus autant qu’avant… Les entreprises doivent donc trouver de nouveaux moyens de les écouter ».
Que font les clients quand ils s’expriment à propos de leur expérience :
- 45 % parlent de vous à leurs amis et à leur famille -4 points vs 2021
- 34 % parlent directement avec l’entreprise -7 points vs 2021
- 26 % laisseront un commentaire en ligne -2 points vs 2021
- 21 % partageront sur les médias sociaux -4 points vs 2021
- 21 % resteront silencieux +4 points vs 2021
Qualtrics et XM Institute ajoutent que 66% des clients ne vous diront pas qu’ils ont vécu une mauvaise expérience, une proportion en augmentation de 7 points vs 2021. Un chiffre à rapprocher du fameux -et ancien- chiffre du 26ème client (lire mon billet à ce propos) : 1 client mécontent sur 26 vous fera part de son mécontentement.
Si les occasions de s’exprimer et les plateformes disponibles ne manquent pas, les entreprises ne sont pas toutes logées à la même enseigne pour ce qui est de l’expression des clients. Si les réponses aux questionnaires se réduisent en nombre, si les clients ne veulent plus s’exprimer, sils ne vous parlent plus, comment recueillir leur feedback ? J’ai listé ici 10 solutions à mettre en œuvre, en dehors de l’amélioration des modes de recueil que j’ai évoqué plus haut dans cet article.
10 solutions à mettre en œuvre pour faire face au client muet
- Première solution de bon sens : reprendre contact avec tous les répondants ou ceux qui s’expriment. Cela signifie par exemple répondre à tous les avis en ligne, les mauvais comme les bons, c’est-à-dire cesser d’être obsédé par les mécontents et prendre soin des plus rares clients qui vont vous faire des feedbacks positifs. Dans les enquêtes de NPS, si on suit les recommandations de ses créateurs (lire mon billet à propos du livre de Fred Reichheld, le créateur de cet indicateur), on mettra en place le fameux « Close the loop » (boucler la boucle) et on reprendra contact avec les détracteurs en priorité et les neutres si possible. Pourquoi ne pas rappeler les promoteurs, ne serait-ce que pour les remercier et leur faire part de vos progrès ? La conséquence est la motivation à répondre lors de la prochaine sollicitation.
- Deuxième solution, et certainement la plus puissante : rendre des comptes aux clients. Dans les entreprises qui apportent aux clients des preuves de l’utilisation de la voix du client à des fins d’amélioration, on ne déplore pas de lassitude des études. CQFD. Prenons l’exemple remarquable de Decathlon qui retire de la vente un produit de la marque propre qui obtient un score négatif. Lisez plutôt (extrait du site de Decathlon) « Nous nous engageons à retirer les produits DECATHLON notés en dessous de 3/5 (note moyenne sur les 12 derniers mois avec un nombre minimum de 25 avis) ». Quoi de mieux pour favoriser l’expression des clients ? Indiquez clairement comment les commentaires des clients seront utilisés pour améliorer les produits ou services. Les clients sont plus enclins à participer s’ils voient que leur opinion compte. Je vous rappelle ces chiffres : 65% des clients pensent que c’est important pour les entreprises de collecter du feedback sur le service client (63% sur les produits) vs 40% des entreprises qui capturent la voix du client et l’utilisent pour générer des opportunités d’innovation (source : Global Customer experience benchmarking report 2021 NTT), extrait de mon billet de tendance « Le client sera perception« .
- Troisième solution : étendre le périmètre des enquêtes. Prenons l’exemple des constructeurs automobiles qui mesurent la satisfaction des clients qui ont acheté un véhicule ou un service de réparation, et pas toujours la satisfaction des simples visiteurs en concession, ceux qui ont fait une demande de devis, ceux qui ont un devis et qui n’ont pas donné suite,… Si les clients répondent moins aux enquêtes, allez chercher d’autres populations !
- Quatrième solution : exploiter toutes les sources de feedback client. Si on reprend les chiffres de l’étude Qualtrics un tiers des clients parlent directement avec l’entreprise tandis que plus de 45% d’entre eux laissent un commentaire en ligne et partagent sur les médias sociaux. Il suffit de se pencher pour récolter du feedback ! « Les organisations doivent combiner des données qualitatives, quantitatives, structurées et non structurées afin de moderniser leur programme de gestion de la CX. » déclare Moira Dorsey, Principal xm catalyst chez Qualtrics.
- Cinquième solution : exploiter les données disponibles, celles qu’on collecte dans les études dites « passives ». Le meilleur exemple est celui d’Amazon. Au sein de ce géant de l’e-commerce et ce champion de la satisfaction client, l’exploitation des données relatives au comportement des clients sur le site est une des disciplines fondamentales pour l’amélioration de l’expérience client. Pourquoi le client a cliqué ici ? Pourquoi a-t-il vidé son panier ? Pourquoi a-t-il passé autant de temps sur cette page ? Etc. Les entreprises sous-estiment le volume de données de toute nature disponibles à exploiter pour améliorer l’expérience des clients.
- Sixième solution : transformer la voix en texte et l’exploiter. Dans les années qui viennent, avec la montée de l’intelligence artificielle générative, toutes les conversations des centres de contact seront captées et analysées, ce qui va ouvrir un champ d’étude nouveau et extraordinaire pour comprendre le client. Les feedbacks arriveront par milliers chaque jour, pour peu qu’on sache quoi en faire…
- Septième solution : exploiter avec soin les verbatims des études. Si les clients qui répondent aux enquêtes peuvent se faire plus rares, les verbatims collectés à l’occasion d’une étude sont toujours aussi riches, sans compter les verbatims disponibles via les avis en ligne. Le panorama des techniques d’étude est assez vaste, de l’analyse basique et sans relief de mots clés (qui est généralement stérile et peu parlante) à l’étude profonde des émotions, des sources d’enchantement ou de désenchantement (ce qui explique que j’ai rejoint les équipes de KPAM récemment pour vivre de l’intérieur ces analyses profondes et passionnantes, et pour en faire des projets d’expérience client ambitieux). Exploiter les verbatims est un métier et on peut mettre à profit aujourd’hui le meilleur de l’intelligence artificielle et des compétences de spécialistes du langage.
- Huitième solution : ouvrir ses canaux. Si les clients ne vous parlent plus ou ne vous répondent plus, c’est peut-être que vous ne leur donnez pas assez de moyens de s’exprimer. C’est une règle essentielle des avis clients depuis plus de 20 ans, une règle qui n’a pas été appliquée assez vite dans le secteur de la restauration et de l’hôtellerie. Faute d’avoir su capter la voix du client sur leurs propres supports, ils ont laissé le champ libre à TripAdvisor et aujourd’hui Google. Ils peuvent pleurer aujourd’hui en blâmant ces entreprises américaines qui ont fait un véritable hold-up sur la voix du client, si seulement ils avaient su capter plus vite et plus tôt eux-mêmes le précieux feedback, Trip Advisor n’aurait pas atteint et dépassé le cap d’un milliard d’avis et d’opinons en 2022. Donnez toujours la possibilité au client de s’exprimer facilement par le moyen qu’il décide, et surtout sur vos propres canaux.
- Neuvième solution : faire du feedback un reflexe de tous les collaborateurs au contact. Quand on pense à la captation de la voix du client, on fait référence la plupart du temps aux études, aux avis, aux réclamations et autres supports écrits et structurés de la voix du client. Mais pour les entreprises qui ont une force de vente, des conseillers, des vendeurs, des livreurs, des réceptionnistes, bref, une source d’écoute en chair et en os avec deux oreilles, la captation potentielle est quotidienne. Il leur suffit (en écrivant ça je sais que ce n’est pas si simple) de donner à ces personnes au contact les moyens de garder une trace de ces feedbacks et les partager via des outils simples qui viennent enrichir la connaissance du client. A ces techniques, il faut considérer l’indispensable entrainement et soutien de sa hiérarchie pour aider les collaborateurs à aller au devant du feedback. On ne décrète pas la collecte du feedback, on l’encourage, on la soutient. Pensez aux collaborateurs à la réception d’un hôtel à qui on demande de poser la fameuse question au client qui part : « Est-ce que tout s’est bien passé ? ». De mon expérience (je réponds systématiquement à la question), je sens bien que les collaborateurs ne sont pas toujours formés à l’exercice.
- Dixième solution qui ne nécessite aucun investissement technologique, aucun développement informatique ou prompt rédigé pour une intelligence artificielle : considérer la voix du client comme principal levier de progrès de son organisation. Cela signifie pour les dirigeants de prendre le temps d’aller à la rencontre des clients, prendre le temps de lire les résultats d’étude, les analyses, les verbatims, les tendances lourdes comme les signaux faibles. Pour tous les collaborateurs, l’enjeu est de faire du feedback une discipline quotidienne de tous, quelle que soit leur position et leur éloignement du client final. Mais ça signifie aussi penser le feedback en symétrie. Un collaborateur à qui on demande au quotidien d’aller au-devant du feedback des clients, d’être attentif aux notes et avis, ne sera jamais complétement motivé et engagé tant qu’on ne l’aura pas écouté lui-même. Si vos clients ne vous parlent plus, c’est peut-être que vos collaborateurs n’ont pas eux-mêmes la possibilité de s’exprimer. On parle de « quiet quitting » (démission silencieuse) des collaborateurs, on peut tout autant parler du départ en silence des clients, le plus grand danger pour la survie de l’entreprise.
1104ème billet signé Thierry Spencer, conférencier, créateur du blog Sens du client, co-fondateur de KPAM Next.
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