J'adore les histoires. Avant de commencer mon histoire de réclamation client, commençons par celle d'un jeune tonnelier nommé Jérôme Hatt qui crée avec sa femme Marguerite sa brasserie place du corbeau à Strasbourg en l'an de grâce 1664. 288 ans plus tard, cette bière est renommée Kronenbourg 1664, en l'honneur de son créateur et pour célébrer le couronnement de la Reine d'Angleterre que nous connaissons, à savoir Elisabeth II.
C'est la belle histoire de la marque française la plus vendue dans le monde, tombée dans l'escarcelle du groupe danois Carlsberg en 2008.
Vous connaissez peut-être en outre l'anecdote du déjeuner de chefs d'états au cours duquel François Mitterrand, en pleine cohabitation, demande à ses voisins de table Helmut Kohl, Tony Blair et Jacques Chirac quels sont pour eux les dates historiques les plus marquantes. Voulant ostensiblement rompre avec ces manières trop culturelles à son goût, Jacques Chirac s'empresse de répondre en levant son verre de bière et déclare sourire aux lèvres "1664, Kronenbourg !".
Mon histoire de client
L'histoire que je vais vous raconter est beaucoup moins mythique mais elle me semble très représentative de la façon avec laquelle on gère de nos jours un héritage de marque centenaire. C'est pourquoi j'ai décidé d'enrichir ma série de billets "RECLAMATHON".
J'ouvre mon réfrigérateur pour partager quelques bouteilles de 1664 avec mes invités, par le geste qui me semble le plus familier, n'ayant jamais osé lors de mon service militaire l'ouvrir avec les dents ou encore décapsuler sur un rebord de mur. Je suis plutôt du genre prudent sur le sujet très sérieux du décapsulage. Bref, j'ouvre ma bouteille avec un bon vieil ouvre-bouteille de son joli nom "couteau d'hippocampe", et là, le haut de la bouteille se casse avec la capsule.
Premier reflexe, après avoir proféré quelques jurons qui feraient rougir sa gracieuse majesté : je vais faire une réclamation. Plutôt du genre "procédurier" et "storyteller", pour reprendre les typologies de l'étude KPAM sur les clients réclamants, je prends mon téléphone pour photographier la bouteille cassée avec l'ouvre-bouteille, je fais un zoom sur le numéro de série, puis je cherche la façon de rentrer en contact avec 1664. C'est généralement dans ces moments que mes invités découvrent une de mes obsessions, alors qu'ils n'ont toujours pas bu leur breuvage promis. Je passe sur cet épisode intime pour vous rappeler que je recommande depuis toujours à mes clients, mes collègues et mes lecteurs, de faire au moins une réclamation par semaine pour rester en forme et garder le sens du client (ce qui m'a donné à l'origine l'idée du nom de cette série de billets "réclamathon").
Je découvre sur l'étiquette un numéro de téléphone non surtaxé, le 03 88 27 59 59 (une bonne pratique, doublé d'un signe anodin mais sympathique, le numéro commence par 03, signe que le service se trouve bien sur les terres du glorieux créateur Jérôme IV Hatt, en Alsace).
"Hopla", comme on dirait à Strasbourg, je décide d'aller sur le site beertime.fr qui est l'autre moyen de connexion avec la marque. Encore un nom anglais, damned ! La plupart des buveurs de 1664 ne parlent pas anglais... La marque est fondue dans un portail aux allures anglo-saxonnes.
Beertime est un site vitrine qui montre de belles photos et raconte de belles histoires. Je clique sur "Nos marques" et je descends en bas de la page 1664 pour trouver une adresse indiquée en clair, une autre bonne pratique, même si l'on ne sait pas très bien qui va vous répondre ni à quoi elle sert. En même temps, comme le disent mes plus proches, franchement, tu crois que beaucoup de gens écrivent à beertime ?
Pour vous donner une idée, il y a en France 7 millions de personnes qui déclarent que la 1664 est leur marque de bière préférée et on estime sa part de marché à moins de 10% en valeur, soit 420 millions d'euros. En partant d'un calcul très grossier avec un prix moyen du litre à 2,5 euros et une contenance moyenne à 33cl, on arrive à 500 millions de bouteilles de 1664.
Ma valeur de client est de 30 litres (consommation moyenne des Français) à 2,5 euros, soit 75 euros.
Voilà pour les faits rapidement..
Quel est le nombre de personnes qui contactent 1664 par an ?
1 pour 1000 des 7 millions de fans ? 7.000 personnes, soit 30 par jour ouvré environ ?
1pour 1000 des 500 millions de bouteilles ? 500.000 personnes, soit 2200 par jour ouvré environ ?
Je pencherai pour beaucoup moins que ça car les motifs ne doivent pas être si nombreux. Tout ça pour vous dire que ce n'est rien pour une grande marque, mais c'est déjà trop pour une marque qui ne raisonne qu'avec des grands nombres et ne veut pas s'embarrasser de détails.
Les échanges avec le service consommateurs
J'envoie donc mon mail à beertime le lundi 2 mai à 18h25 avec les photos de la bouteille et du décapsuleur.
Le lendemain à 17h36 (très bonne réactivité), je reçois une réponse depuis une adresse au nom de domaine suspect : tlv.getalinks.fr (mauvaise pratique).
J'indique mes remarques en rouge.Obernai, le 03 Mai 2022 Un courriel envoyé depuis le siège de la marque, bon pointBonjour Monsieur,Nous avons bien reçu votre réclamation et nous vous en remercions.Nous regrettons le désagrément que vous avez rencontré et vous prions de nous en excuser. Nous transmettons vos premières informations à notre site de production. Bonne formuleCependant, ne disposant pas de tous les éléments concernant votre réclamation, il nous est impossible à ce jour de procéder à une recherche plus approfondie. Ces éléments sont indispensables à toute recherche préalable. Le client se dit à ce moment là, il va falloir les gagner mes coupons de réduction, et la confiance démontrée envers le client est moyenne...Ainsi, pour faire part de votre réclamation à notre service Qualité, pouvez-vous nous renseigner sur les éléments suivants :- le format de votre pack ( ex : 1664 Blonde 20x25 cl)- avez-cous conservé des débris de verre et la bouteille cassée ? Une faute de frappe- l'emballage était-il en bon état lors de l'achat ?- la date et le lieu d'achat de votre pack.- le type de décapsuleur que avez utilisé Ben heu... c'était sur ma photo. L'auteur de cette lettre n'a pas regardé les photos- êtes-vous bléssé ? si oui avez-vous consuté uun médecin Une faute et deux fautes de frappe, mais une question qui montre qu'on prend les choses au sérieux.- votre adesse postale Une faute de frappeNous reviendrons ensuite vers vous par courrier pour vous offrir un dédommagement. La bonne nouvelle attendue par le client de base.Pour toutes questions relatives à votre demande ou toutes autres interrogations, votre service consommateurs est également disponible au 03 88 27 59 59 (coût d'un appel local), du lundi au vendredi, de 9h à 19h.Nous vous en remercions par avance et vous souhaitons de passer une fin de excellente journée, Une faute de frappe dans une phrase qui est plutôt bienvenue. Dommage.PRENOMService Consommateurs Kronenbourg
Le lendemain matin, je réponds aux questions et fait remarquer les fautes de frappe à mon interlocuteur.
Cinq jours plus tard, je reçois plusieurs coupons de réduction (ce qui est plutôt généreux et bienvenu), avec une lettre bien tournée, sans faute, signée du même interlocuteur qui ajoute son nom de famille (un détail qui fait que ce courrier devient moins anonyme).
Le courrier est imprimé sur un papier à en-tête qui n'a plus d'encre couleur, ce qui fait que le logo Kronenbourg apparaît tout pâle et donne une allure assez pauvre au courrier.
Quelques bonnes formules sont présentes dans le courrier du type :
"Nous vous remercions de nous avoir prévenus""Nous transmettons vos premières informations à notre site de production afin de procéder à une recherche approfondie, et prendre le cas échéant les actions correctives qui s'imposent. Pour vous rassurer à ce jour nous n'avons pas reçu d'autres réclamations sur ce lot pour un défaut identique ou pour tout autre défaut.""Nous attachons une très grande importance aux remarques de nos consommateurs. C'est pourquoi, notre Service Consommateur a essayé de recueillir auprès de vous plus d'informations. Une formule qu'on peut comprendre comme "désolé de vous avoir demandé tant de choses" ou alors "on a bien essayé d'en savoir plus, mais la prochaine fois, il faudra en plus des photos produire autant de documents que pour une demande de visa pour la Chine""Notre préoccupation constante est en effet d'assurer une qualité parfaite à nos consommateurs afin de leur apporter pleine satisfaction".
En conclusion :
- Les standards de réponse sont au mieux, délais très rapides (24h pour le mail), compensation généreuse, formules utilisées habiles et courtoises.
- Le soin apporté à la forme est insuffisant : adresse mail de réponse incompréhensible, fautes de frappe dans le mail, logo mal imprimé sur le courrier. En outre, le courrier n'est pas signé à la main, ce qu'on fait généralement avec un courrier papier (une lettre n'est pas un email). On ne peut pas rassurer un client sur la qualité d'un produit avec une forme aussi peu soignée. J'ai utilisé une formule caustique dans mon mail de réponse : "Je me demande si vous prenez autant soin de vos emails que de vos bouteilles".
- Sur le ton général qui est aussi froid que ma bière, mon interlocuteur n'utilise jamais le "je" mais le "nous", signe que nous sommes toujours dans "le consommateur vs la marque" alors que la tendance est au "client vs le représentant de l'entreprise". Ce que je note en outre et qui me semble capital pour une grande marque, c'est qu'on remplacerait 1664 par Buitoni ou par Ferrero, on aurait la même lettre avec les mêmes mots. Il n'y a rien de 1664 dans cette lettre, autre signe de la standardisation des réponses aux courriers de réclamation par les marques de grande consommation. Il n'y a pas de style relationnel, pas de connivence, rien ne prolonge la belle histoire de cette bière au passé si riche.
- Je m'étonne du fait que la bière française la plus vendue dans le monde, qui compte 7 millions d'amateurs en France n'ait pas un service consommateurs dédié avec un logo sur le papier à en-tête, une adresse mail dédiée. D'autant que sur le nouveau logo datant de l'an passé, la marque Kronenbourg apparait en mineur (Moins de 5% de la surface du logo). 1664 est une marque à part entière et les clients font bien la différence entre "une seize" et "une kro".
- Vous pouvez penser que les clients ne sont pas aussi pénibles que moi et aussi attentifs aux détails. Cependant, prendre soin d'une marque, ce n'est pas que refaire un logo par une grande agence pour des centaines de milliers d'euros, s'offrir des campagnes de publicité à plusieurs millions d'euros (plus de 14 millions pour 1664 en 2017), poster de belles photos sur Instagram, et autres actions valorisantes pour les personnes en charge de la marque et les commerciaux de la distribution qui ont quelque chose à raconter à leur acheteur. Le sujet de la gestion des réclamations par les marques de la grande consommation est un de mes favoris. Pourquoi ? Parce qu'il nous montre que dès que nous sommes dans la consommation de masse, le client devient un consommateur anonyme et doit être traité comme tel. Rappelons-nous qu'un client mécontent sur 26 prend soin de réclamer (lire mon billet à ce sujet) et qu'il mérite un peu plus d'investissement. Un client qui contacte une grande marque mérite un soin particulier, autre qu'un paquet de coupons de réduction, ce qui est la norme pour les marques de grande consommation, voire un minimum pour le client. La réclamation, message spontané du client, est un point de contact essentiel, un moment de vérité pour la marque trop souvent ignorée par les marques du marché de masse. Mon premier conseil au service consommateurs de Kronenbourg, changez l'imprimante pour 0,000071 % du budget publicitaire. Mon deuxième conseil : intégrez les coûts du service consommateurs au budget publicitaire, ne blâmez pas ceux qui y travaillent, donnez-leur plus de moyens ! Et pour la personne qui me lit à Obernai, une citation : "Une pinte de bière est un mets de roi." (William Shakespeare).
J'ai fini mon billet, je vais boire une 1664 sans rancune.
Pour compléter votre lecture :
- La nouvelle cartographie des services réclamations est précieuse (nouvelle étude AMARC).
- Mon précédent billet réclamation avec l'exemple de Casino
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