C’est une tendance inattendue, illustrée par un visuel poignant qui, vous l’aurez saisi, fait référence à la terre, l’humus en latin, étymologie de l’humiliation. Une tendance qui passe sous les radars, un angle mort, une de ces petites musiques à peine perceptibles, un phénomène lointain, un effet qu’on redoute secrètement. Dans son livre « De l’humiliation », le philosophe Olivier Abel, en parle en ces termes : « L’humiliation affecte le temps humain dans la durée. (…) Des petites doses d’humiliation subliminales, souvent multifactorielles, difficiles à imputer et qui passent quasiment inaperçues, peuvent s’accumuler. (…) Il faut mesurer les incidences lointaines de ces petites humiliations pour comprendre leurs effets dans les relations et interactions humaines. » Il ne m’en fallait pas plus, dans la continuité d’une de mes tendances passées -« le client sera fragile« -, pour tirer ce fil invisible et douloureux, et le formuler aussi abruptement.
L’humiliation, une émotion sous les radars de la relation client
Dans les études relatives à la relation client, à la qualité de service ou à l’expérience client, pas de trace d’humiliation. On ne mesure pas l’humiliation, on ne la détecte pas, on ne la cherche pas. Il faut dire que le client ne s’exprimera pas facilement à ce sujet. Il faut aller chercher dans les dizaines de milliers de verbatims de clients et de collaborateurs de la société d’études KPAM pour trouver ces traces minuscules et saisissantes. Jugez par vous-même : « Je me suis SENTIE HUMILIÉE et pas respectée en tant que cliente je venais de dépenser 95 euros dans votre magasin mais je n’ y dépenserai plus un centime si c’est la manière dont nous sommes traités » nous dit une cliente d’une enseigne de distribution. Et cet autre qui partage le même sentiment : « Je me suis senti menacé et HUMILIÉ et pas du tout en sécurité justement , par cet individu qui n’a à mon sens rien à faire dans le milieu de la sécurité pour un public de magasin de quartier ». Ce sont deux exemples rares produits par des clients qui prennent la peine d’exprimer ce sentiment sans honte. Et les deux situations décrites ne sont pas de la même intensité que celles qui produisent ces humiliations quotidiennes, insidieuses, honteuses qui nuisent aux relations qu’ont les clients avec les marques, les enseignes, les entreprises, leurs interfaces et leurs représentants.
On pourrait facilement ignorer ces signaux faibles, ces irritants extrêmes, et c’est bien le drame de l’humiliation comme le souligne encore Olivier Abel avec des mots très justes : « L’humiliation est quasi inaudible, elle est le plus souvent honteuse et embarrassée. (…). L’humiliation n’est pas quantifiable, mesurable, observable, comme le sont les coups et blessures. (…) Si ce n’est pas une affaire de droit, mais seulement de sentiment ou de morale personnelle et privée, alors circulez, il n’y a rien à dire ! C’est bien le fond du déni d’humiliation. »
L’actualité tragique du monde dans lequel nous vivons nous invite chaque jour à considérer l’humiliation comme un puissant moteur de violence et une source de conflits sans fin. Dans le domaine de la relation client et du service au sens large, elle est la racine de certaines incivilités que la plupart des entreprises déplorent (cf ma tendance 2023, « le client sera immodéré« ).
J’ai recensé quelques expériences sources d’humiliation.
Prenons ma première colonne, celle des interactions en face-à-face et imaginons des situations humiliantes avec les mots du client :
- Je n’ai pas trouvé le magasin.
- J’ai eu du mal à monter les marches qui mènent à la boutique.
- Je n’entendais pas bien le vendeur.
- Il ne comprenait pas ce que je disais.
- Il m’a pris de haut.
- Je n’avais pas assez pour payer.
- On ne m’a pas cru quand j’ai rapporté mon achat défectueux.
- On m’a fait ouvrir mon sac à la sortie.
Les interactions à distance (deuxième colonne de mon tableau) :
- Je n’entends pas bien avec mon téléphone.
- Je n’ai pas beaucoup de forfait, je n’ai pas les moyens d’attendre.
- Je ne connais pas mon numéro de client ou de dossier.
- Je n’ai pas de webcam, je n’ai pas d’imprimante ni de scanner.
- Je ne comprends pas les mots utilisés par mon interlocuteur.
Les interfaces digitales (3ème catégorie)
- J’ai un vieil ordinateur et une mauvaise connexion.
- Je ne sais pas faire ce que me demande mon interlocuteur.
- Je ne me souviens plus de mes identifiants, je ne sais pas comment les récupérer.
- Je ne trouve pas ce que je cherche sur internet.
- Je ne comprends pas ce qu’on me demande de faire.
- Je ne suis pas certain de ce que j’achète ou de ce à quoi je souscris.
Pour ce qui est des produits et des services (4ème catégorie)
- Je n’arrive pas à lire la notice.
- Je ne comprends pas le mode d’emploi.
- Je ne sais pas comment me servir du produit ou profiter du service.
- Je ne sais pas ce à quoi j’ai droit.
- Je n’arrive pas à réparer seul le produit.
- Je ne sais pas revendre mon produit.
A vous chère lectrice et cher lecteur qui êtes en bonne santé, dont l’âge ne vous pèse pas, qui maîtrisez la langue française, dont les revenus vous permettent de vivre décemment et qui ne soufrez d’aucun handicap, cette liste pourra vous sembler une suite de petits irritants sans importance, facilement surmontables. Pensez à vos clients humiliés qui ne vous feront pas part de leurs émotions, de leur ressenti après avoir vécu ces expériences.
Dans la plus récente édition du Baromètre du numérique en France publié il y a un an, on apprend que 48 % des Français rencontrent au moins une forme de difficulté qui les empêche d’utiliser pleinement les outils numériques et internet, soit une hausse de 13 points par rapport à l’année 2020. Une preuve que notre environnement numérique produit de l’exclusion, de l’irritation et pour une infime et douloureuse part, de l’humiliation.
Avec le développement rapide des nouvelles technologies, l’accélération des changements d’interfaces digitales, beaucoup de clients pourraient se sentir exclus ou peu considérés. L’année 2024 n’échappera pas à ce phénomène et au sentiment persistant d’être un rouage d’une machine, un dossier, un sinistre, un sous-client (relisez mon billet à ce propos, intitulé « Dans la peau du sous-client« ). Notez que la réponse à la proposition « La plupart des entreprises me traitent comme un numéro » est de 46% de taux d’accord chez les acheteurs B2B et 66% pour les clients particuliers (Source : Salesforce Focus sur le Client Connecté – 6ème édition).
Au delà de ce constat, essayons de conclure sur des pistes de réflexion ou d’action et, comme le sujet n’est abordé dans aucun livre professionnel, je dois me tourner vers les penseurs. Parmi eux, la brillante Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste française et autrice du très récent ouvrage « Clinique de la dignité« . Elle y écrit : « Les éthiques du care ont à cœur de définir une politique de la dignité, conçue à partir d’une clinique de la dignité, et fondée sur une conception relationnelle de la dignité, dans la mesure où il n’y a pas de dignité sans développement de relations dignes entre les sujets. »
La conception relationnelle de la dignité, les relations dignes : nous y sommes. Voilà le plus beau des chemins, celui de la considération et du respect de l’autre. Si je poursuis sur la piste brumeuse de cette tendance, je citerais à nouveau Olivier Abel : « Au fond, il n’est pas très surprenant que la meilleure réponse à l’humiliation soit le pardon (…) », pour le lier à un philosophe espagnol, José Luis Villacañas. Ce dernier déclare à propos du pardon « Le pardon est une promesse d’oubli en échange d’une promesse de non-récidive. »
Revenons à notre métier et observons les résultats d’une expérimentation de l’Université de Nottingham révélée lors d’une conférence de l’AMARC : 45% des clients retirent leur évaluation négative suite à des excuses vs 23% en échange d’un dédommagement. La posture de la marque et de ses représentants change tout. « Reconnaître ses erreurs serait très ou extrêmement efficace pour construire ou accroître ma confiance dans une marque », c’est ce que pensent 69% des clients selon le Trust Barometer d’Edelman 2023 … comme en écho à ma précédente tendance « Le client sera confiant« .
Si ce phénomène du client humilié est invisible, les entreprises sensibles auront à cœur de peser davantage les conséquences de toutes leurs décisions, le design de toutes leurs interfaces, les consignes données aux collaborateurs pour une plus grande considération de tous leurs clients.
Les enjeux pour faire face au client humilié :
- Capter les sources d’insatisfaction pour prévenir les incivilités, conflits et le désengagement
- Revoir ses parcours avec le filtre des clients les plus fragiles et vulnérables
Mon exercice annuel des tendances a donné lieu à une conférence spéciale avec le soutien de Comearth, KPAM et SmartTribune. Retrouvez ci-dessous la vidéo de l’événement :
1095ème billet signé Thierry Spencer, conférencier, créateur du blog Sens du client, co-fondateur de KPAM Next. Merci à mes collègues pour les discussions profondes et patientes à ce sujet qui alimentent nos réflexions.
Marketing client – Sens du client – CRM – Relation client – Culture client – Expérience client