05 août 2019

IRRITANT : mettez-moi 10 s'il vous plait ! L'effet pervers du lien entre rémunération et satisfaction client.

Je crois que tout le monde - clients comme entreprises- s'accorde sur l'un des plus forts irritants de ces dernières années : les collaborateurs qui font la mendicité pour avoir une bonne note. Essayons avec quelques exemples -croustillants et réels- d'analyser l'effet pervers de la mesure de la satisfaction liée à la rémunération variable et d'en tirer quelques enseignements de bon sens.

Irritant : la conférence en croisière
Il y a quelques années, je faisais une croisière sur Costa Croisières (lire mon billet à ce sujet) et je découvrais dès l'entrée dans ma cabine le téléviseur allumé avec un film qui passait en boucle. Ce film expliquait comment remplir son questionnaire de satisfaction et mettait l'accent sur les notes correspondant à "l'excellence". A peine l'ancre levée, quelques heures avant le dîner, un message diffusé en plusieurs langues dans tout le bateau invitait les croisiéristes à se rendre dans la salle de spectacle pour assister à une conférence importante. Vous imaginez bien que j'y suis allé et je n'ai pas été déçu. Lors de cette conférence qui rappelait quelques règles de sécurité pour éviter un remake de Titanic et le programme de la croisière en Norvège, une employée a présenté le questionnaire de satisfaction (à notre disposition sur le lit dans une enveloppe) et (cf photo ci-dessus) bien insisté sur le fait que seule la meilleure note comptait. Puis, elle expliquait aux passagers plein d'empathie pour cette collaboratrice que la prime de l'ensemble de l'équipage dépendait de cette note et qu'elle "comptait sur nous".
Je précise que mon expérience a été très positive au global, partant d'un niveau d'attente faible et d'une certaine appréhension à l'idée de passer huit jours avec des croisiéristes.

Irritant : le mail explicatif du vendeur automobile
Un de mes anciens collaborateurs (expert en études marketing) m'a envoyé un mail d'anthologie reçu par le vendeur d'une concession automobile d'une marque française quelques jours après son achat d'un véhicule neuf. Le vendeur avait ajouté à son mail l'enquête de satisfaction scannée sur laquelle il avait surligné la note 10 les seuls critères en lien avec sa prestation (et donc sa rémunération). Son mail d'accompagnement comportait ces mots très explicites : "Vous allez recevoir demain une enquête de satisfaction par mail qui est très importante. Merci d’indiquer que l’essai vous a été proposé, qu’il n’y a pas eu d’incident à la livraison et de recommander le point de vente à 9 ou 10 (un 8 étant comptabilisé comme un 0 par [NOM DE LA MARQUE]) si vous avez été satisfait (comme indiqué sur la pièce jointe)". Ce mail est une véritable perle qui nous montre la perversité totale du système. Le vendeur est très explicite, il est devenu très cynique et il blâme son entreprise pour ne pas prendre en considération les notes en dessous de 8.

Irritant : l'explication à la caisse
Récemment, lors d'un de mes achats chez LEGO, au moment de l'encaissement, la caissière m'explique le principe du NPS avec ses mots et surtout à l'aide d'une superbe construction (en photo ci-contre). Elle m'indique que seules les notes 9 et 10 (avec le personnage souriant dans son gâteau) sont prises en compte pour l'équipe du magasin. Malheur ! Moi qui portait LEGO aux nues et qui considérait cette marque comme probablement la meilleure du monde en termes d'expérience client (relire mon billet à ce sujet), je constate que, comme une grande partie des marques et enseignes, elle est victime elle aussi de l'effet pervers de la rémunération variable liée à la satisfaction, ou la recommandation en l'occurrence. Je précise que j'ai mis finalement 10 à l'enquête en précisant que l'explication de la caissière était inutile et contre-productive. Mon feedback portait sur le feedback...

Irritant : l'explication de la vendeuse
Samedi dernier, de retour de vacances, je dois me rendre avec mon épouse dans un magasin d’électroménager pour acheter un nouveau four, l'ancien étant tombé en panne en notre absence. Une situation d'enchantement. A la fin de la vente et de l'encaissement, après une bonne demi-heure plutôt très bonne en termes d'expérience, elle nous précise "Vous allez recevoir un mail pour vous demander si on a été gentil avec vous. Merci de mettre la note 9 ou la note 10, car en dessous de 8 ça ne compte pas pour moi ni pour le magasin." Je lui demande "Vous voulez dire que vous ne toucherez pas de prime ?". "Oui, c'est exactement ça !" me répond-elle. Je lui fais remarque que le sol est sale et que personne ne nous a dit bonjour en entrant. Elle m'explique que la climatisation a provoqué une inondation ce matin et qu'elle est étonnée que ses collègues n'aient pas été aimables. Je la félicite pour son accueil et la remercie chaleureusement pour ses explications. On voit dans cet exemple qu'elle aurait été plus inspirée de me demander si tout s'était bien passé plutôt que de nous expliquer le système de notation. En outre, dans son cas, elle n'a pas besoin d'une note pour me faire vivre une bonne expérience d'achat de four en plein mois d'août.

En quoi est-ce irritant ?
On constate dans de nombreuses entreprises, et on déplore en tant que client, que les enquêtes de satisfaction finissent par irriter les répondants, par leur rythme et leur type de sollicitation.
Je n'ai même pas évoqué dans ce billet les remises qu'on vous propose en échange d'une bonne note, une éventualité qui constitue évidemment la pire pratique.
Lorsque la vendeuse, le vendeur, la caissière, l'employée vous expliquent comment remplir votre questionnaire et vous indiquent quelle note mettre, ils ne font pas autre chose. Ils perdent un temps précieux au contact du client et montrent qu'ils se soucient davantage de leur rémunération que de la satisfaction réelle, autrement dit, ils prennent davantage soin de la note du client que du client lui-même !
Par ailleurs, les clients peuvent s'étonner qu'on rémunère un vendeur sur ce qui leur semble être l'essentiel de sa mission : les satisfaire.
La sollicitation empathique par les personnes en contact, que les américains ont nommé "Survey Begging" (la mendicité des études), a pour effet de faire augmenter artificiellement la note, cachant ainsi la réalité de l'expérience aux yeux de tous (lire plus bas la preuve de ce que j'avance).

La faute à qui ?
Ce n'est certainement pas la faute du collaborateur qui joue avec les règles de l'entreprise. On ne peut pas reprocher à un employé d'essayer d'ajouter à son salaire une prime substantielle en fin de mois. Il ne fait qu'illustrer ce terrible effet pervers de la mesure de la satisfaction liée à sa rémunération. Il n'y a par ailleurs pas de rémunération variable parfaite, tous les systèmes comportent des limites et les personnes concernées ont vite fait de contourner ou de tordre les règles pour leur profit personnel.
Ce système qui est clairement une voix dangereuse est le plus simple, le plus rationnel, le plus rapide à mettre en place. Il convient à ceux qui ne veulent pas trop réfléchir aux racines de la satisfaction et au lien avec le comportement des collaborateurs.

Que faire ?
Tout d'abord, se poser les bonnes questions.
Qu'est-ce qu'un client satisfait chez moi ?
Quels sont les moyens de m'assurer que le client est satisfait ?
Si je me mets à sa place, combien reçoit-il de sollicitations par an, combien de fois puis-je le solliciter pour ne pas le déranger et m'assurer que je vais collecter la bonne information ?
Est-ce que le client a les moyens de s'exprimer facilement et sans effort en dehors des enquêtes ?
Comment je sensibilise mes collaborateurs à l'importance de la satisfaction client ?
Comment j'agis sur le comportement des collaborateurs ?
Et enfin, comment j'aide mes collaborateurs à s'améliorer ?
De nombreuses entreprises ont adopté (et c'est une bonne chose) la mesure de la satisfaction après chaque expérience. Certaines utilisent le NPS car c'est un indicateur devenu universel, comparable (encore que ce point soit très discutable) mais surtout facile à comprendre pour tout le monde, de l'actionnaire au vendeur. Il est tentant de mettre en place une rémunération variable liée à la mesure pour répondre à l'objectif de mobilisation et de sensibilisation. C'est là où le bât blesse. Dans les exemples de mon billet, les collaborateurs finissent par être obsédés par la note et se détourner de l'objectif qui est de prendre en compte le ressenti du client, collecter un précieux feedback pour agir.

Règles de bon sens et pistes d'action
  1. UNE MESURE SIMPLE ET UTILE Une bonne mesure est une mesure simple avec peu de notes et qui laisse au client la possibilité de s'exprimer librement avec autre chose qu'une échelle mathématique. Je vous invite à lire mon billet à ce sujet : "Verbatim is the new boss". Les entreprises ont besoin d'éléments de comparaisons rationnels et factuels, c'est pourquoi la note est indispensable. Mais la voix du client -sous forme de verbatim qui accompagnent la note- est une source de sensibilisation et de progrès incomparable.
  2. UNE MESURE AU PLUS PRES DU CLIENT Un bon programme de sensibilisation est un programme local, au plus près du client, opéré par les personnes qui sont en contact à distance ou en face-à-face et qui peuvent agir pour réparer immédiatement la relation. Rendez vos collaborateurs acteurs de la collecte, pas esclaves de la note !
  3. UNE RÉMUNÉRATION COLLECTIVE Une rémunération motivante est une rémunération collective et non pas individuelle. A cette seule condition, les collaborateurs prendront en compte la performance globale de l'expérience, versus la seule interface digitale ou l'interaction humaine dont ils ont la charge.
  4. DES PRIMES EN FOCUS SUR L'ACTION Une bonne rémunération est une rémunération indexée sur l'action vs la mesure seule, une rémunération qui incite à l'échange, au feedback des managers de proximité. Le dernier salon Stratégie Clients dont j'avais la charge des conférences plénières nous a livré une véritable pépite avec le témoignage de Toyota. La marque japonaise a décidé avec courage de mettre fin à l'effet pervers de la rémunération indexée sur la note. Résultat : chute brutale et immédiate du score. Toyota a décidé de mettre en place un système qui récompense la mise en oeuvre de plans d'action locaux basés sur des rapports comprenant notes et verbatim à destination des concessions. C'est une bonne pratique parmi de nombreuses autres vertueuses que je vous invite à mettre en oeuvre au bénéfice des collaborateurs comme des clients.
  5. DES BONUS INDEXES SUR LE COMPORTEMENT Une bonne rémunération variable devrait plutôt se soucier d'encourager les bons comportements face au client vs les meilleurs résultats. Pour cela, il faut connaître ce qui produit de la satisfaction et s'accorder au préalable sur ce qu'on veut faire vivre au client, puis motiver tous les acteurs à produire de la satisfaction. La rémunération variable est plus profitable lorsqu'elle encourage l'apprentissage, la formation plutôt que la mendicité et la déconnexion d'avec la réalité du client. Une bonne prime est une prime qui incite à devenir meilleur vs avoir une meilleure note ! 
876ème billet signé Thierry Spencer, auteur du blog Sens du client, Customer Experience Storyteller à l'Académie du Service.
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5 commentaires:

PIATEK Jean Marc a dit…

Bravo pour cet excellent article qui décrit la réalité du terrain et qui propose des solutions concrètes :

Analyse de la note ET du verbatim
Sensibilisation des collaborateurs
Plans d'actions locaux.

Excellente synthèse

Georges a dit…

sauf que vous oubliez que le but n'est pas d'obtenir une prime, mais bien d'entrer dans les critères exigés par la hiérarchie (ou importateurs dans le cas de l'automobile). Et selon leurs critères : toutes les enquêtes inférieures à 9 sont jugées désastreuses. Ni le vendeur, ni le réceptionnaire, ni le directeur n'y peuvent quelque chose. C'est une pression énorme et inadmissible qui est appliquée sur le personnel. Qui, rappelons-le au passage, ne dispose pas forcément des leviers qui permettraient effectivement d'apporter entièrement satisfaction au client. Ces enquêtes sont loin de refléter la réalité du terrain, mais les "grands maîtres" s'en fichent éperdument, ils ne connaissent pas cette réalité.
Je connais bien cette problématique, j'y ai été mêlé de très près.

Unknown a dit…

Merci pour cet explicatif que je partage complètement. Anticiper ou traiter comme il se doit mais que faire lorsque l'on sait precisemment ce qui irrite le client et que l'entreprise est motivée par son ROI et les économies des coûts travaux qui font défaut à la qualité produit et donc à la recommandation de nos clients vaste débat

Unknown a dit…

Merci pour cet explicatif que je partage complètement. Anticiper ou traiter comme il se doit mais que faire lorsque l'on sait precisemment ce qui irrite le client et que l'entreprise est motivée par son ROI et les économies des coûts travaux qui font défaut à la qualité produit et donc à la recommandation de nos clients vaste débat

Eva a dit…

Article très intéressant et qui soulève un problème dont on parle trop peu malheureusement dans le milieu !