02 septembre 2017

13 millions de pirates, 13 millions de clients frustrés

L'excellente étude d'EY nous apprend que 13 millions de consommateurs français sont des pirates et consomment illégalement 2,5 milliards de contenus audiovisuels. Ces méchants "clients" amputent le budget de l'Etat de 430 millions d’euros de recettes fiscales, impactent plus de 2.000 emplois directs et réduisent de 265 millions d’euros les versements aux créateurs et ayants droit.
Au mois de novembre dernier, après la fermeture du site pirate "zone téléchargement" le délégué général de l'Alpa (Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle) déclarait : "J'espère que les internautes auront compris qu'ils participaient au financement d'une organisation délictuelle.".
C'est vrai ça, j'espère que les méchants internautes vont se tenir à carreau et ne pas vouloir consommer le contenu audiovisuel qu'ils désirent. J'espère bien que les clients vont enfin comprendre qu'ils n'ont pas le droit de voir le film de leur choix quand ils le souhaitent. Il ne manquerait plus qu'on réponde à la demande de 13.000.000 de clients ! Laissons ça plutôt à ceux qui mettent illégalement du contenu en ligne, qui sont pour le coup les vrais délinquants.

Il y a longtemps dans une galaxie lointaine, très lointaine
Il y a 40 ans le 19 octobre 1977, bien installé en culottes courtes dans mon siège de cinéma à la séance de La guerre des étoiles, je voyais pour la première fois les aventures de Luke Skywalker, cinq mois après sa sortie aux Etats-Unis. Il faudra attendre cinq ans pour que le film sorte en cassette video outre Atlantique (uniquement en location dans un premier temps et cinq mois plus tard à la vente) et soit proposé aux 500.000 abonnés américains de la chaîne payante HBO (qui compte aujourd'hui 134 millions d'abonnés). Sa première diffusion sur une chaîne de télévision américaine remonte quant à elle à 1984. Une autre époque...
Comme tous les spectateurs des années 70, je ne me posais pas de questions car je n'avais aucun moyen de savoir quand ni comment j'allais le revoir (même en utilisant la Force).
On craignait à l'époque que les cassettes video ne tuent le cinéma comme Darth Vader faisant disparaître Obi Wan Kenobi d'un coup de sabre, de la même façon qu'on avait craint la fin du cinéma avec l'arrivée de la télévision dans un épisode de la saga des médias précédent.
Le gouvernement français instaure à cette époque ce qu'on appelle la "chronologie des médias", prenant en compte l'intérêt des professionnels et des artistes avant celui du spectateur, qui, de toutes façons, n'avait pas d'autre moyen de consommer. On décide que le délai de diffusion d'un film à la télévision est de trois ans pour les chaînes qui n’ont pas coproduit le film, deux ans pour celles qui ont coproduit le film et un an pour notre chaîne cryptée nationale, Canal Plus. La sortie en video est alors fixée à un an après la sortie.

40 ans plus tard...
Sur la façade en rénovation de l'église Saint Augustin près de mon bureau (image de ce billet) je vois l'affiche du film OKJA et son slogan qui ne manque pas d'ironie : "Un grand film de cinéma".
Vade retro satana !
Le grand satan américain Netflix, plateforme vidéo américaine qui compte 100 millions d'abonnés, a décidé de ne pas sortir en salle le film du réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho, mais directement sur sa plateforme de streaming en ligne.
Alors que le film est présenté au festival de Cannes, la Fédération nationale des cinémas français, tel l'exorciste, invoque le ciel et cite la bible des exploitants vertueux, poussant les organisateurs du festival à revoir les règles de sélection, et incitant les exploitants courageux qui désiraient projeter ce film en salle à le retirer de l'affiche.
Il ne manquerait plus qu'on bouleverse l'ordre établi, notre fameuse chronologie des médias qui impose au consommateur d’œuvres audiovisuelles le support et la période de consommation.
Netflix, à la suite de cette polémique, a publié le blasphème, pardon, le communiqué suivant : "Nous souhaitons que nos abonnés français aient la possibilité de regarder ces films où et quand ils le désireront, comme tous nos autres membres à travers le monde. Nous sommes convaincus que les cinéphiles français n'ont pas envie de voir ces films trois ans après le reste du monde".

De la même manière que je garde mon âme d'enfant à chaque visionnage de la Guerre des étoiles, j'essaye d'aborder les questions relatives au client avec candeur. Je ne peux pas m'empêcher de penser que la situation de l'audiovisuel est complètement surréaliste et déconnectée de la réalité des usages du client.
Le monde a changé. Internet est arrivé, offrant au client un nouveau mode de consommation, forgeant sa conviction qu'il peut avoir ce qu'il veut, quand il veut et sur le support de son choix.
Dès lors, pourquoi les professionnels du cinéma concentrent-ils tous leurs efforts à essayer d'endiguer un tsunami digital et mondial ?
Pourquoi voient-ils des clients potentiels comme des pirates irresponsables ?
Pourquoi ne pensent-ils pas à un nouveau modèle économique ?
Pourquoi ne font-ils pas en sorte de rendre disponible toutes les œuvres audiovisuelles en temps réel sur tous les supports plutôt que d'empêcher et de condamner des clients désireux de voir l'oeuvre de leur choix ?

Le faux argument de la gratuité
Les clients pirates, en plus d'être des irresponsables, ne seraient en outre pas prêts à payer pour voir l’oeuvre de leur choix. C'est faux, bien entendu et il faut être vraiment aussi aveugle qu'un stormtrooper dans Star Wars avec son casque à visière réduite pour ne pas le voir.
Le cabinet EY nous révèle dans son étude que la propension des pirates à payer par support est proche -et parfois supérieure- aux prix de marché actuels. Concrètement, combien les pirates sont-ils prêts à payer un film au moment de sa diffusion ? Voici les réponses :
  • 5.7 euros alors qu'ils paieraient leur billet au cinéma 6.5 euros en moyenne.
  • 7.7 euros alors qu'ils paieraient un DVD 8.2 euros
  • 4.8 euros alors qu'ils paieraient 4.4 euros sur une offre de TV à la demande (TVOD)
  • 6.8 euros alors qu'ils paieraient 5 euros en SVOD (video à la demande par abonnement)
De la chronologie des médias à la chronologie du client
Les nouveaux modes de consommation des médias bouleversent une industrie empêtrée dans des accords professionnels et des réglementations d'un autre âge, conçues pour le bénéfice de professionnels hors sol plus soucieux de leur intérêt financier immédiat que de la satisfaction du client.
Les professionnels de nombreux secteurs n'ont pas conscience que les attentes du client ont évolué et que ses capacités ont considérablement augmenté. Ils n'ont en outre pas conscience que le monde change vite, très vite. Les accords de 2009 sur la chronologie des médias (mettant à jour ceux de 1980) sont déjà trop vieux et déconnectés de l'environnement du client. 
Pascal Rogard, le directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), qui a refusé de signer l’accord de 2009, déclarait : (l’accord) "est un blocage des vieux contre les jeunes". L'accord est "anachronique", ajoutait le producteur Vincent Maraval.
La situation est sensiblement différente pour les séries dont je ne parle pas dans ce billet, mais elle témoigne d'une offre de diffusion insuffisante. Game of Thrones détient désormais le record de la série la plus piratée de la planète. Le premier épisode de la saison 7 aurait été téléchargé ou vu en streaming illégalement près de 90 millions de fois la semaine suivant sa première diffusion.

Les pouvoirs publics comme les professionnels, ayants droit, auteurs, distributeurs, diffuseurs sont figés dans une posture et masquent leur incapacité à développer l'offre légale et donc satisfaire une demande du marché par la stigmatisation de pratiques illégales mais parfaitement compréhensibles. C'est comme s'ils ne pouvaient pas penser le monde différemment qu'en l'état.

La question que cette histoire devrait nous inspirer est que nous devrions nous demander chaque jour ce qui empêche nos clients d'être satisfaits. Nous devrions penser que certaines règles sont absurdes, déconnectées des usages et des attentes. Nous devrions penser à un client libre et responsable, prêt à payer pour un produit ou un service qu'il souhaite consommer dans les conditions de son choix.
Si nous ne changeons pas les règles, si nous ne bouleversons pas des situations en statu quo, d'autres le feront et seront récompensés pour leur audace.

Pour compléter, cette lecture, je vous invite à lire mes billets à ce sujet :

Billet écrit par Thierry Spencer, auteur du blog Sens du client et Directeur Associé de l'Académie du service. 

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