Thierry Weber (que j’ai eu l’occasion d’interviewer sur ce blog) a mis une année pour écrire ce livre salutaire à propos de l’entreprise dont il fut l’un des directeurs marketing (précisément le premier dans cette fonction au début des années 90). Il s’avère que la CAMIF est ma première expérience professionnelle, et si j’en crois le livre « CAMIF, le défi inachevé », j’y ai connu des années charnières dans l’histoire de cette coopérative.
Ce livre m’a profondément touché pour cette raison ; j’étais ému à la lecture de ces histoires de femmes et d’hommes avec qui j’ai partagé quelques années de ma vie, et dont certains m’ont beaucoup appris. Je me souviens encore qu’à l’âge de 24 ans, j’écoutais Thierry Weber et je me disais : voilà un modèle pour moi. Vous avez compris que j’ai beaucoup d’admiration pour lui, et d’autant plus aujourd’hui qu’il vient de signer un ouvrage important et très utile qui aide à comprendre la faillite de l’entreprise, près de vingt ans après qu’il l’ait quitté. Pourquoi faut-il lire son livre ? Et en quoi a-t’il un lien avec le Sens du client ?
- Parce que c’est d’abord un excellent livre de management, probablement le meilleur que j’ai lu ces dernières années. On apprend autant d’un échec que d’un succès, peut-être même davantage, parait-il. La CAMIF, hissée à la troisième place des vépécistes français, numéro 1 du meuble à distance en Europe, n’a pas survécu à l’incapacité des ses dirigeants (qualifiés de « mercenaires ») à faire vivre ce formidable concept qui reste d’une criante pertinence. Pour citer Thierry Weber dans la toute dernière phrase du livre : « Les idées sont plus fortes que les hommes à condition que ceux-ci en soient dignes. » Son livre nous décrit dans le détail les moments clés et les plus grandes erreurs du management.
- Parce qu’il n’y est question que d’orientation client, ou plutôt de sociétaire, un concept coopératif qui donne à chacun une part sociale et un droit de vote au sein de l’organisation. C’est plus fort qu’un club, plus puissant que n’importe quel concept marketing : les clients sont actionnaires, co-propriétaires et co-gestionnaires. Leur sentiment d’appartenance va au delà de ce qu’on peut imaginer. L’idée, si à la mode aujourd’hui, de « communauté » était dans les gènes de cette entreprise si particulière qui avait le sens du client plus que n’importe quelle autre. Et précisément, selon l’auteur, son erreur a été de traiter ses sociétaires « comme des clients ».
- Parce qu’on y parle de valeurs solides bafouées. La CAMIF, plus que n’importe quel autre distributeur, avait comme caractéristiques d’avoir des valeurs bien vivantes, héritées de l’économie sociale et de celles du passé des fondateurs, militants engagés. Thierry Weber, dans son travail de recherches et d’interviews, a exhumé un texte de 1980 sur les principes coopératifs dont deux sont : « Le rejet du profit comme mobile d’action » et « l’adoption comme unique motivation, du service au sociétaires. ». Une des raisons de la faillite de la CAMIF est que les Directeurs généraux et les Présidents des 2 dernières décennies n’ont pas saisi à quel point ces valeurs constituaient un socle sur lequel toute action pouvait trouver un appui.
- Parce qu’il lutte contre une idée reçue concernant la pertinence du concept. J’ai beaucoup entendu moi-même de personnes dire que la CAMIF était ringarde et qu’elle s’appuyait sur un noyau de clients enseignants pour développer un modèle dépassé. La CAMIF aurait pu incarner dans la distribution les valeurs de l’économie sociale que Thierry Weber rappelle : « Humanisme, consommation raisonnée » et « l’entreprise avec du sens ». Ne sont-ce pas les valeurs à la mode de nos jours ? Ne sommes-nous pas admiratifs aujourd’hui des entreprises à la recherche de sens, transparentes , respectueuses des employés et des clients, et adoptant une certaine idée de la consommation ? Moi qui suis un fan de l’entreprise de vente à distance Zappos, je saisis dans leur concept les mêmes intentions, la même volonté de faire vivre de vraies valeurs, au service d’un client toujours plus sensible. Le concept n’est pas mort, c’est l’intention de le faire vivre dans un nouveau contexte qui a manqué. N’avons-nous pas célébré lors de la récente remise des prix du Podium de la relation client la réussite du modèle mutualiste avec la MAIF (dont est issue la CAMIF) et la Banque Populaire ? Lisez mon billet à ce sujet.
- Parce qu’il nous dit à quel point il faut être fidèle à un positionnement. Les clients, et plus encore des « sociétaires », savent désormais décrypter un positionnement marketing. Cette faculté s’ajoute au bon sens qui vous permet en tant que client de savoir quand on vous ment ou quand on tourne le dos à une promesse. La CAMIF s’est détournée de son positionnement en adoptant les codes de ses concurrents (La Redoute et les 3 Suisses) avec, par exemple, un registre de promotion et d’animation commerciale qui ne lui appartenait pas. La CAMIF a élargi ses gammes et alourdi son catalogue pour s’aligner sur ce qu’elle imaginait être sa concurrence. A quoi bon faire des articles de mode quand on est expert en service client, en livraison, en installation de biens d’équipements de la maison, en produits de loisirs ? Thierry Weber nous raconte tout ce qui a conduit les dirigeants à l’aveuglement et à l’illusion de la croissance par la diversification sans fondement stratégique.
- Parce qu’il nous rappelle qu’il existe des réalités économiques auxquelles il faut faire face. L’auteur ne fait aucune concession dans son analyse et rappelle, sans angélisme, qu’à certains moments de son histoire, comme toute entreprise, la CAMIF aurait du faire des choix difficiles. Ces choix consistaient, de l’aveu même de certains sociétaires (dont l’expression est fidèlement reproduite en début de livre ; terribles et émouvants témoignages), à réduire les effectifs lors de l’avènement d’Internet. Sous la pression des syndicats et peut-être par les effets d’une culture d’entreprise paternaliste, le statu quo a prévalu. Et pour diriger une entreprise il faut avoir du courage, anticiper les mouvements et privilégier l’intérêt collectif.
- Parce qu’il démontre qu’une culture d’entreprise « orientée client » s’entretient. Cela aurait du être l’obsession des dirigeants : transmettre les valeurs aux nouveaux embauchés et s’assurer du partage des fondamentaux. La plupart des sociétaires pouvait sentir dans chaque page de son catalogue, dans chaque descriptif de produits, dans chaque promesse faite lors d’une commande, dans chaque échange avec un « correspondant sociétaire » (le nom qu’on donnait aux téléconseillers) pendant plus de 40 ans un état d’esprit, le respect de valeurs communes. Citons ici deux extraits du livre. Le premier dans les pages du début : « (…)l’entreprise était à l’image d’une grande famille partageant les mêmes valeurs de la coopération et plus spécifiquement le respect et le service des sociétaires. C’était bien avant la lettre, une culture d’entreprise « orientée clients », portée par le Président, les directeurs et les employés. », puis le second dans la conclusion « Cette rupture culturelle a engendré des pertes de repères en interne qui (…) ont créé une incompréhension et un fossé entre les dirigeants et les salariés. »
- Parce qu’il nous fait réfléchir sur le concept de club. Le club est un concept vieux comme le monde, une machine de guerre marketing qui rend les clients fidèles, une technique éprouvée mais qui fonctionne avec des règles très précises. C’est ce que j’avais appelé de façon caricaturale « l’effet boîte de nuit » dans un de mes billets il y a quatre ans. Dites au videur de laisser entrer tout le monde et le dance floor va perdre de son attrait ! Un des virages mal négociés par la CAMIF a été son ouverture vers le grand public. « A quoi bon rester fidèle à un catalogue qui m’était jusqu’alors réservé ? » pensaient de nombreux sociétaires. Ajoutez-y la perte d’attrait de l’offre et la banalisation de celle-ci, et vous mettez la clef sous la porte. Thierry Weber ne se contente pas de raconter l’histoire et constater l’échec (ou plutôt selon ses mots le caractère inachevé de l’entreprise), il énumère les décisions qu’on aurait du prendre, et c’est une des grandes vertus de ce livre.
- Parce que, au cas où vous l’aviez oublié, il faut toujours écouter ses clients. Pendant un temps, comme le rappelle l’auteur, la CAMIF était au dessus de tous les standards du service en France. Son « engagement satisfaction », son service client exceptionnel, son service après-vente au delà des standards (DARTY par exemple, pour ne pas le citer), ses innovations technologiques (les commandes par minitel, le serveur vocal interactif, la conception assistée par ordinateur, le studio photo numérique…), autant d’initiatives et des réussites qui, alliées à de bons résultats, ne rendaient pas nécessaires la prospective et la mesure. Thierry Weber se demande, dans le chapitre intitulé « le domaine du marketing client », si les sociétaires ont été suffisamment sondés, écoutés, et si les changements dans leur mode de vie ont été assez pris en compte. Comment les dix directeurs marketing qui se sont succédés entre 1996 et 2008 ont-ils pu capitaliser sur la connaissance du client et imaginer le futur ?
- Parce que tout le monde doit se rappeler que rien n’est éternel. L’histoire des marques et des entreprises (rappelez-vous de Manufrance, pensez à l’avenir de Facebook, replongez vous dans l’histoire d’Apple) nous montre que rien n’est jamais acquis pour toujours. Ces jours-ci, -et j’ai du mal à y voir une coïncidence- sort également le livre « 100 grands flops de grandes marques », dont le sous-titre est « histoires vraies et les leçons à en tirer », à croire que dans notre climat d’incertitude et de doutes sur l’avenir, on se replonge dans le passé pour en tirer des enseignements. Mais je pense que seuls le courage, la créativité, la croyance en des valeurs solides, le respect des hommes et la volonté de construire des entreprises durables, doivent prévaloir. La CAMIF n’a fait preuve d’aucune de ces qualités et elle en est morte.