28 juillet 2018

Les sigles et acronymes nuisent gravement à la relation

Alors que je circulais à vive allure sur l'autoroute, je vois dans mon rétroviseur au loin derrière moi un véhicule heurter une glissière de sécurité puis l'autre avant de faire des tonneaux. Je ralentis et j'appelle immédiatement le 18 pour signaler l'accident. Un pompier me répond et je lui explique la situation ainsi que l'endroit approximatif où je me trouve. Il me demande aussitôt "Vous pourriez m'indiquer la BK ?". Je lui réponds que je ne comprends pas sa question. Il répète distinctement "C'EST QUOI LA BK ?". Je lui dis que je suis désolé mais que je ne comprends pas et qu'il y a urgence à intervenir. Puis il finit par me dire "La BK, c'est la borne kilométrique". Le temps que je comprenne et que je cherche la borne kilométrique sur le bord de la route, j'ai déjà roulé sur plusieurs kilomètres, rendant encore plus imprécise la localisation de l'accident.
Les pompiers effectuent chaque année près de 4,5 millions d’interventions, soit une toutes les 7 secondes (source Que Choisir 2017). Le délai moyen d’intervention entre la prise d’appel et l’arrivée est exactement de 13 minutes et 13 secondes.
30 secondes de discussion à propos de la signification d'un sigle peuvent avoir de graves conséquences.
A propos de sigles et d'acronymes, le CRM pour un professionnel de la relation client, signifie Customer Relationship Management. Si vous demandez à un pompier s'il a un CRM, il comprendra que vous l'interrogez à propos du Centre de Regroupement des moyens (Source Infopompiers). Chacun son jargon, pourvu que le client ou l'usager comprenne...

Si l'usage des sigles et acronymes dans l'entreprise n'est pas une affaire de vie ou de mort, il nuit gravement à la relation.

Les sigles et acronymes, maladie de l'entreprise
Dans chaque entreprise où j'ai travaillé, l'usage d'un sigle ou d'un acronyme était le signe de la maîtrise du jargon interne. Comprendre les abréviations était la condition pour faire partie du groupe. C'est ainsi qu'on finit par entrer dans le moule, par adopter le langage de son entreprise pour ne plus en sortir par habitude... Plus l'entreprise est grande, plus les acronymes sont nombreux et plus ils sont spécifiques à chaque direction et à chaque service. Dans une étude de 1992 réalisée au sein d'EDF, l'auteur dénombrait pas moins de 248 sigles et acronymes, dont la signification de certains n'était même pas connus par les employés. Dans son rapport, le chercheur nous révèle que les employés de la DPT ne savaient pas toujours ce que font leurs collègues de la DPRS.
Les sigles et acronymes sont utilisés pour qualifier un grand nombre de choses : des personnes (on pourra citer les fameux PNC d'Air France qui a donné lieu à un billet piquant sur ce blog un 1er avril), des collectifs ou départements d'entreprise (DSI, DAF, DRH...), des actions, des concepts et des objets.
L'usage des acronymes et sigles ésotériques renforce certes le sentiment d'appartenance à un groupe (il n'y a que ceux qui en sont qui savent), mais il nuit à la bonne communication interne, à la coopération et ralentit la compréhension du métier par les débutants. En bref, il ruine aussi l'expérience des collaborateurs.
"Le but est de faire croire à ceux qui savent ce que ces acronymes signifient qu'ils appartiennent à une minorité privilégiée, celle des initiés qui sont vraiment dans le coup. Il est pourtant bien inutile de mémoriser le sens de ces acronymes cryptés. Ils changent tout le temps, au rythme des restructurations successives dont la visée est de rebattre les cartes sans pour autant changer la donne" écrivait Corinne Maier dans son livre "Bonjour paresse" paru en 2004

Les sigles et acronymes, révélateurs de la culture d'entreprise
Les entreprises industrielles, à forte culture technique, les banques, les compagnies d'assurance par exemple, utilisent très fréquemment des sigles ou acronymes. Ainsi, sans vouloir m’appesantir sur l'exemple d'une compagnie aérienne, peu de gens sont choqués en interne par le fait de qualifier les personnes au service des clients de "PNC" (personnel navigant commercial).
Lorsque je mène une mission pour le compte de l'Académie du Service (que certains tentent de nommer ADS, ce qui m'indique leurs penchants naturels), il est très fréquent d'établir un glossaire des sigles, acronymes et abréviations de l'entreprise au tout début de notre intervention, une étape indispensable pour comprendre l'organisation et saisir la culture. Il est fréquent de ne pas trouver la signification exacte d'un sigle ! Plus personne ne sait, mais tout le monde l'utilise et à la fin on ne sait plus très bien de quoi on parle...
Mais le sigle qui montre selon moi dans son usage et dans sa signification le pire aspect de la culture de la relation client c'est DMT. La Durée Moyenne de Traitement, utilisée dans les centres d'appel, est le symbole d'une relation client du passé issue d'une vision industrielle et productiviste. Ainsi, avec la DMT, un client n'entre pas en relation avec un collaborateur à son service, il est traité comme on traite un dossier. En utilisant ce sigle, on finit par penser qu'il n'y pas de client, il n'y a que des numéros.

Les sigles et acronymes finissent par nuire à la relation client et à l'expérience.
Vous voulez réparer vous même votre ordinateur ? Rendez-vous sur le tutoriel du site du constructeur et amusez-vous à recenser les sigles et acronymes ésotériques.
Vous voulez comprendre la composition d'un produit alimentaire ? Bon courage !.
Vous êtes en situation de grande précarité ? L'administration ne sera pas avare de sigles et d'abréviations avec vous, même si vous n'avez pas un grand niveau d'éducation.
Vous êtes sur le menu de votre box internet et on vous propose le service de VOD. Si ce sigle est entré plus ou moins dans l'usage aujourd'hui, combien de millions de personnes se sont demandé pendant des années ce que signifiait VOD ?
Les professionnels qui utilisent leur jargon interne au quotidien finissent par ne plus se rendre compte que le client ne comprend pas la signification d'un sigle ou d'un acronyme.
Je prenais l'exemple de la VOD, mais on pourrait prendre celui des VTC. Allez sur le site de AlloCab, et vous lirez sur la page d'accueil "commandez votre chauffeur VTC en quelques secondes". Combien de clients savent ce que signifie VTC ?
Transformer un sigle utilisé entre professionnels en langage compréhensible représente parfois un travail considérable. Dans le domaine de la construction par exemple, pour ceux qui ont fait bâtir leur maison, vous vous trouvez face à de nombreux professionnels dont très peu font l'effort d'expliquer à celui qui paye (vous) ce que signifient les nombreux sigles du métier, de l'ABF au BA13 (découvrez sur ce site les centaines de sigle du métier)...

Chaque métier, chaque entreprise possède son lot de sigles et d'acronymes. S'ils facilitent parfois la communication interne, leur usage est le signe d'un manque d'orientation client, dans le sens ou ils sont très révélateurs du niveau d'effort des dirigeants et des collaborateurs pour se faire comprendre.

Réduire l'usage des acronymes et des sigles, les rendre accessibles, c'est simplement se mettre à la place du client (et du collaborateur) et se donner les moyens de réussir à entrer en relation et faire vivre une expérience réussie.

832ème billet de TS, auteur du blog Sdc, CS à l'Ads. (ma signature avec des sigles est moins sympathique, non ?)

3 commentaires:

DBZ a dit…

Bonjour,
Ce site/blog est toujours aussi passionnant et pertinent.

Anecdote sur ce sujet : Dans les années 2000, je participais à un projet de développement d'application informatique, durant lequel j'ai côtoyé des ingénieurs IBM (tiens, un acronyme). L'un d'entre eux adorait raconter cette histoire apocryphe :

"Chez IBM, la direction trouvait que les résultats des consultants n'étaient pas à la hauteur de ses attentes. Elle a donc missionné un audit interne pour comprendre les causes d'une productivité insuffisante. À la fin de la mission, les auditeurs présentent leurs conclusions sur une seule et unique diapositive, qui dit en très gros : TMT. TMT ? demandent les directeurs ? Oui, "Too Many TLA", répondent les auditeurs. TLA ? renchérissent les directeurs ? Oui, "Three Letters Acronyms" !"

Par ailleurs, en plus de 25 ans d'expérience d'ingénieur en informatique, je me suis entendu reprocher de très nombreuses fois que "vous, les informaticiens, vous jargonnez tout le temps, avec des acronymes que personne ne comprend !". Cela par des "experts métier" très sérieux dans leurs accusations, que j'entendais ensuite utiliser moult acronymes tout aussi opaques durant les "ateliers fonctionnels" et autres "réunions métier". En particulier, mais sans exclusive, les services RH (GPEC, DUP, et j'en oublie), les moyens généraux, et pour moi aussi les Pompiers côtoyés de l'intérieur.

Au plaisir de lire vos prochains billets,

Arnaud a dit…

Super article. Vous faites une brève référence à un terme pompier, le CRM... Le langage quotidien des sapeurs pompiers repose sur enormément d'acronymes. Notre entourage professionnel et personnel est souvent "exclu" des conversations a cause de ça... Vous m'inspirez un article ! ��

Thierry Spencer a dit…

Merci de vos commentaires. Merci pour la bonne histoire chez IBM. Elle est savoureuse !