J'observe les usages et je note que dans le métro parisien par exemple, il y a encore peu de lecteurs de livres électroniques. En revanche dans le train Paris Caen, il y a des possesseurs du lecteur Kindle d'Amazon qui lisent leurs livres américains en se rendant sur le site des plages du débarquement. J'ai vu aussi cet été au bord de la plage aux Etats-Unis des Kindles et des Ipads, j'ai vu aussi chez le libraire américain Barnes and Noble un rayon entier de lecteurs de livres électroniques Nook.
Possesseur d'un lecteur Cybook de Bookeen depuis peu, je n'avais qu'une hâte, c'est de télécharger les livres de l'été pour les emporter dans ma valise. Je vais donc sur le site de la FNAC (ou bien Darty et Carrefour) et là que vois-je ? Une misérable et timide offre de livres en français.
Pourquoi n'y a t'il pas plus de livres électroniques en France ?
Première raison : c'est trop cher. C'est vrai.
Sans parler du prix des lecteurs eux-mêmes, observons les ouvrages. Prenons par exemple le dernier livre de Katherine Pancol à 17,99 euros, soit 25% de moins que la version papier. Si j'étais américain, j'aurais téléchargé le dernier Dan Brown pour 35% de moins que la version papier. L'éditeur français propose un prix qui ne tient pas compte du prix réel du livre électronique : 6,7 euros reviennent à l'imprimeur et au diffuseur dans le prix du livre cité ici, alors que le discount n'est que de 5,9 (calcul fait à partir de l'article du Monde du 7 septembre dernier).
Cependant à la décharge du courageux éditeur Albin Michel pour cet exemple, la TVA est à 19,6% sur les contenus électroniques, soit 3,5 euros. C'est un vrai handicap pour ce marché naissant, d'autant que les clients, d'après une étude de GFK citée par le Figaro, attendent un écart d'au moins 43 % entre le prix d'un livre papier et sa version numérique.
Deuxième raison : il n'y a pas d'offre. C'est vrai. "Le catalogue, tous éditeurs confondus, représenterait à peine 10 % de l'ensemble des titres disponibles à la vente papier, soit entre 60 000 et 70 000 titres, pour 2,4 % du chiffre d'affaires de l'édition" déclarent les auteurs d'une étude récente au Figaro. Ils ajoutent : "Seul un titre sur cinq parmi les 150 principaux best-sellers de l'année dispose de sa version numérique." Sans offre large et représentative, difficile d'attirer le grand public.
Troisième raison : les lecteurs ne sont pas adaptés ou il n'est pas aisé de lire sur un lecteur. C'est faux. Mais c'est ce que pensent beaucoup de personnes dans le milieu de l'édition (lisez les édifiantes interviews sur ce blog). Je lis ou j'entends ici et là, l'arrière garde qui parlait encore il y a quelques années du bonheur de sortir le 33 tours de sa pochette, écouter le doux craquement du diamant sur le sillon, lire les belles pochettes de CD, dire que les lecteurs, ce n'est pas la même chose qu'un livre, que la sensation du papier, son odeur, le fait que ce soit un objet... et autres points de vue de bibliophiles.
Faites le test et vous verrez que le confort de lecture est bien meilleur que celui d'un livre. Pas besoin de se contorsionner pour tourner les pages, pas besoin de marque page, pas besoin d'alourdir son sac à main ; on règle la police, la taille des caractères, la luminosité...
Dieu sait si j'aime le livre comme forme d'expression et quand Umberto Ecco dit que "Le livre est comme la cuillère, le marteau, la roue ou le ciseau. Une fois que vous les avez inventés, vous ne pouvez pas faire mieux.", je suis d'accord avec lui. Le livre ne mourra pas mais sa forme électronique prendra la place d'une majeure partie des livres imprimées dans quelques années. Les livres électroniques ne tueront pas les livres mais ils tueront beaucoup d'imprimeurs, d'éditeurs et la majeure partie des libraires. Ce n'est pas une conjecture fumeuse, c'est un fait acquis. Lisez à ce sujet le livre d'Umberto Ecco et Jean-Claude Carrière : "N'espérez pas vous débarrasser des livres" (en version papier ou numérique).
Quatrième raison : il n'y a pas de demande. C'est faux. Voilà toute l'absurdité de la période que nous vivons en France. Laurent Picard, co-fondateur de Bookeen, déclare dans une interview à l'Expansion :"la France a un temps de retard face à des voisins bien plus dynamiques notamment le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l'Italie ou l'Espagne". L'offre de lecteurs et de tablettes va exploser et la demande augmenter. Les éditeurs en retard sur leurs clients vont devoir mettre leur contenu en ligne sous la pression du développement du support. Et un jour on parlera de piratage des livres comme on peut le faire avec la musique. "T'as téléchargé le dernier Paul Auster ? Tu peux me l'envoyer ?" entendra-t'on bientôt.
Observons les clients des livres électroniques : sont-ils des geeks ? La simple observation des dix meilleures ventes de la FNAC (aujourd'hui) me fait penser que non : on y trouve aussi bien un livre de Marc Lévy, le dernier Amélie Nothomb et "Mission plaisir" aux Editions Harlequin ! Le livre va connaitre la même révolution que le disque, mais en plus douloureux et dommageable, car les acteurs de l'industrie du livre n'imaginent pas aujourd'hui à quel point le public est prêt à se passer du papier. Il se vend en moyenne 20 livres numériques par jour en France, contre 100000 aux États-Unis (source Challenges avril 2010). C'est une faute marketing et une absence de sens du client.
Mais alors qu'est-ce qu'on attend ?
Et bien, on n'attend pas, on freine des quatre fers pour préserver ses marges dans les maisons d'édition, on protège sa flotte de camion chez les diffuseurs et les distributeurs (qui sont aussi les éditeurs en France), on intente des procès à Google qui ne veut que diffuser la connaissance auprès du plus grand nombre (et accroitre légitimement son chiffre d'affaires), on martyrise la colonne vertébrale des enfants qui partent à l'école avec 12 kilos de papier sur le dos, et on maintient sous perfusion les libraires français qui continuent à penser que le livre papier est éternel et que la France est un sanctuaire de la culture et un pays d'arriérés.
Qu'attendent-ils pour réinventer ce secteur d'activités ?
On peut vendre des livres dédicacés (comme en Angleterre ou aux Etats-Unis), on peut animer ses points de vente avec des rencontres avec les auteurs, on peut vendre des lecteurs électroniques et ses accessoires, on peut faire des lectures, organiser des prix, on peut faire des éditions limitées, on peut créer des clubs de lecteurs, donner la parole aux clients... Bref, imaginer le futur !
Je riais en lisant dans le dernier numéro de Technikart, l'interview de Virginie Despentes. Ce qu'elle dit -avec ses mots- est assez sévère : "Quant à la bêtise de l'industrie du livre, c'est le côté petits profits rapides, toutes les tares du moderne, mais avec toujours un mode de fonctionnement gros cul. Ca me fait rire quand je vois des gens qui croient que les maisons d'édition ont des stratégies marketing super machiavéliques : que dalle, elles savent à peine ce qu'est Internet !".
Les prochaines années nous promettent un bouleversement de ce secteur d'activité sous l'impulsion du client. En sortiront vainqueurs ceux qui sauront l'écouter et devancer ses usages, plutôt que défendre une position intenable et rétrograde.
Billet écrit par Thierry Spencer du Sens du client, le blog des professionnels du marketing client.
7 commentaires:
Personnellement, je n'achèterai plus de livres/magazines avec DRM. J'ai perdu ma collection (du kiosque relay), car il faut faire une migration à chaque changement d'ordi ou mise à jour importante de l'OS, et la migration ne marche pas toujours. Et puis les livres papiers ça s'offre, ça se prête ou ça se donne. J'en attends au moins autant des livres électroniques. Donc pour le moment je lis ce qui est tombé dans le domaine public (merci au projet Gutenberg) ou alors des livres en anglais. Je n'ai pas acheté un seul livre fançais !
Pour nous rares encore éditeurs 100% numérique (je suggère à Madeleine de ne pas se contenter juste des livres du projet Gutenberg parce que la création littéraire 100% numérique) que n'avons pas construit nos maisons d'édition sur le modéle des éditions papiers, lire un article comme le vôtre est un véritable encourageant. Je partage la totalité de votre point de vue, sans aucune exception.
www.numeriklivres.com
L'article est intéressant mais je ne m'y retrouve pas en tant que Client . Je suis un passionné de lecture (j'achète 1 à 2 bouquins par semaine) et je suis aussi un passionné de technologie et de l'iPad en particulier. Et pourtant Dieu sait que j'aime passer du temps au Furet pour toucher feuilleter les bouquins. J'aime le papier voila c'est dit et votre vision du tout électronique m'inquiète et ne m'attire pas. Elle est trop évidente. Comme toujours, l'avenir sera tout autre en tout cas plus libre et à l'écoute des lecteurs. Un autre modèle en somme
Les Américains que vous voyez près des plages du Débarquement ont à la fois les moyens de voyager en Europe (donc d'acheter une liseuse) et besoin de voyager léger.
Le livre numérique est manifestement destiné à la classe moyenne, voire moyenne supérieure : La liseuse est coûteuse à l'achat (ne parlons pas de l'Ipad) et les livres numériques ne peuvent être empruntés en bibliothèque.
Se plaindre du prix du livre numérique, quand on a les moyens d'acheter une liseuse, n'est qu'une autre version du "oh que le livre papier est cher", argument phare du bobo de base pourtant prêt à dépenser des fortunes en produits électroniques (ordis, consoles, jeux, gadgets). Je comprends donc parfaitement l'attitude des éditeurs.
Je me doutais en écrivant ce billet qu'il ferait couler beaucoup d'encre (électronique). Je sens chez Madeleine la même frustration et impatience que moi. Bravo à Jean-François pour son avance, bon vent à sa maison d'édition. D'accord avec Christian : l'avenir est en mouvement. Je suis un amoureux du livre (ma maison en est pleine) et je sais que j'en achèterai toujours même sous format papier. Mon propos est celui d'un homme de marketing, aussi Froguette, ne vous méprenez pas : mon propos est sur les tendances générales. Je ne porte pas de jugement. Notez cependant que les personnes qui utilisent le plus internet sont aussi les plus gros consommateurs de livres et de journaux. Les personnes les plus aisées sont des "early adopters". Je maintiens mon point de vue sur les éditeurs qui font de la résistance pour préserver leurs marges. Je regrette qu'ils soient défensifs plutôt qu'offensifs sur ce sujet. Par ailleurs, le prix des liseuses ne fait que baisser et un jour prochain, il sera à la portée de tous comme en son temps le téléviseur, le lecteur de CD, le lecteur MP3...
La FNAC lance son premier système de lecture numérique Fnacbook le 15 novembre. Le lecteur électronique (15x12x1cm 2Go 199 euros)sera accompagné d'une bibliothèque virtuelle de 80 000 titres et 750 BD. On avance !
Excellent article ! J'y souscris en tant qu'écrivain et éditeur d'e-books. Il est à noter que le monde de l'édition déplore que les librairies sont vides... alors que le marché du livre numérique est encore balbutiant. Serait-ce la faute à l'offre, pléthorique mais trop standardisée ? La question est posée...
Luc Fivet
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